Interview

JAUME LÓPEZ

Droit de décider,
souveraineté et 
processus constituant
Il s'agit d'une longue interview, pausée, et qui propose une vision articulée du concept du droit de décider et des processus constituants. Une interview qui invite à réfléchir sur le nouveau paradigme qui vient s'installer. Jaume Lopez nous donne les outils pour comprendre ce nouveau paradigme et, en même temps, il explique la réalité catalane au moyen des nouveaux concepts qu'il emploie. Il ne fuit ni la critique ni l'autocritique et, à son tour, il suggère des propositions et des solutions aux différents problèmes politiques actuels, parmi lesquels, le scénario catalan et basque.


Le droit de décider est-il un concept, 
un artefact de marketing politique, 
un principe politique?

1.- Ces dernières années, le concept du droit de décider s'est renforcé. Nous commencerons par définir ce que c'est, d'où il vient et en quoi il diffère, par exemple, du droit à l'autodétermination. Dans l'introduction de votre livre Droit de décider. La voie catalane (éditions Txalaparta, 2017) vous posez quelques questions que nous aimerions revoir. Le droit de décider est-il un concept, un artefact de marketing politique, un principe politique ?

Le droit de décider est une interprétation démocratique du droit d'autodétermination. Cela signifie qu'il repose plus sur le principe démocratique que sur le principe national. Il soutient que toute communauté politique doit être en mesure de décider de son avenir institutionnel jusqu’au au dernier degré, jusqu’à la possibilité d'être indépendant, s-il existe un désir clair que cette communauté veuille exercer cette volonté et qu’elle soit suivie d'une procédure démocratique. Contrairement au droit à l'autodétermination, l'objet ne doit pas nécessairement être une nation ou un peuple, et ne se base pas sur un passé historique. Cela ne veut pas dire que les deux droits ne peuvent pas être complémentaires : au XXIe siècle, on ne peut laisser hors de portée des citoyens-nnes de pouvoir décider démocratiquement des frontières mêmes de l'Etat (ce dernier entendu comme un outil). Les procédures du droit de décider doivent être très strictes et exigeantes. Ce que le droit de décider propose, c'est que les Etats du monde n'ont pas à avoir de frontières fixées depuis le XIXe siècle, et cette question est aujourd'hui exclue de l'objet de la décision démocratique. La société catalane revendique que cela peut être décidé, et que cela doit être le résultat d'une bonne délibération, d'un processus juste et transparent et, en principe, fruit d’un accord avec l'Etat.

Pour cela, nous devons nous centrer sur le processus pour nous assurer qu'il est démocratique. La définition du droit de décider est que la possibilité d'être indépendant devrait figurer dans le catalogue des décisions démocratiques possibles de toute communauté politique : une demos, une société ou un groupe de personnes à qui s'applique la règle de la majorité. Un autre élément à considérer est que cette demos doit avoir des conditions pour être un Etat viable. Nous parlons d'une communauté ayant des caractéristiques qui puissent le convertir en un Etat viable.

2.- Le droit de décider est-il un droit reconnu ? Y a-t-il un pays qui le reconnaît dans sa législation ? Et y en a-t-il un qui l'ait exercé ?

Le droit de décider en tant que tel n'est reconnu dans aucune législation, ni internationale ni étatique, puisque nous parlons d'un nouveau paradigme : historiquement, il n'a pas plus de deux décennies, c'est un concept du XXIème siècle. L'un des premiers endroits où il est mentionné est le Pays Basque. En Catalogne, sa revendication a été fondamentale et elle explique le type d'actions que nous avons développées dans le processus de souveraineté, toujours liés à l'exercice démocratique.

Par conséquent, c'est un nouveau terme qui n'a pas de traduction en droit international. Cependant, si vous faites un premier pas dans ce que le changement de paradigme implique, l'interprétation du droit à l'autodétermination repose plus sur un principe démocratique que sur un principe national. Dans le rapport sur la déclaration d'indépendance du Kosovo (de la Cour internationale de justice de La Haye), par exemple, sans mentionner le droit de décider ou de justifier l'indépendance du Kosovo, sa déclaration est analysée dans les termes suivants : s’il n’est pas le résultat d'un processus violent, s'il a été un résultat démocratique (dans son cas, sans référendum, mais par les représentants légitimes de la société), et puisque le principe d'intégrité territoriale est interprété par le Tribunal international comme une défense contre les attaques et non comme un possible démembrement de l'Etat, il est estimé que la déclaration du Kosovo n'est pas illégale. Ainsi, dans le rapport, bien que le droit de décider ne soit pas explicitement défini, on recourt à une interprétation de l'autodétermination fondée exclusivement sur le principe démocratique. On peut en dire autant sur l'opinion de la Cour suprême du Canada lorsqu'elle parle du Québec : il n'existe pas de droit unilatéral dans cette affaire. Ce que revendique le Québec n'est pas le droit à l'autodétermination (internationalement lié aux processus de décolonisation), mais s'il y a une volonté démocratique d'indépendance au Québec, il doit pouvoir être traité dans le cadre de la constitution et impliquer des négociations pour voir comment cette sécession sera articulée. Ce sont les éléments clés dans les deux cas.

3.- Dans le livre Droit de décider. Le voie catalane, vous dites ceci : « Il sera impossible d'écrire l'histoire du tournant du XXIe siècle dans notre pays sans y faire référence. Le droit de décider est l'expression locale d'une lutte universelle, commencée il y a des siècles : le développement progressif du principe démocratique et l'évolution historique de ce que signifie être un Etat démocratique ». Et vous ajoutez que le processus catalan et le droit de décider sont inséparables. Dans quel sens ?

Dans un double sens : le dernier chapitre des revendications de souveraineté en Catalogne et Euskal Herria ne sont pas nouveaux, ils sont séculiers. Cela n'a pas commencé au XXème siècle. Le début du dernier chapitre peut être placé dans le processus législatif statutaire, et dans le cadre constitutionnel espagnol. Catalunya veut aller plus loin dans sa souveraineté, et cela signifie plusieurs choses : la reconnaissance du fait national et la définition de l'Espagne comme Etat plurinational. Il y a aussi une demande d'autonomie gouvernementale en matière de ressources fiscales, etc. (au Pays basque, c'est clairement assumé), et il y a un certain nombre d'éléments de protection et de normalisation de la culture et de la langue catalanes (immersion linguistique, usage habituel et droit effectif, non théorique, de parler en catalan dans toutes les administrations publiques, y compris les administrations étatiques). Ensuite, quand cette demande qui prend la forme d'un projet de statut, non seulement n'est pas entendue, mais est laminée, la réponse des citoyens-nnes est de revendiquer le droit de décider et d'affirmer que nous sommes une nation ; parce que s'il n'y a pas de reconnaissance, il n'y a pas de droit de décider. C’est nécessaire d’être reconnu comme une communauté politique, comme demos.

Cette protestation qui prend comme cadre le processus statutaire débute en 2006, des années avant la fameuse décision de la Cour constitutionnelle (2010). Il y a quatre années qui sont parfois oubliées, mais elles sont très importantes pour expliquer le mouvement social qui travaille pour le droit de décider et la prise de pouvoir des citoyens-nnes. Le droit de décider est lié, à ce moment-là, non seulement à la loi, mais à des mesures sociales : la manifestation de décembre 2007 pour le droit de décider de nos infrastructures en est un exemple. C'est encore le point culminant de l'autonomisation citoyenne démocratique qui crie : « nous voulons décider de tout et aussi de notre avenir politique ».
Ces exigences ont joué un rôle clé du point de vue du cadre de la revendication centrale. Pendant des années, la revendication de l'indépendance s'est déplacée vers un cadre souverainiste : les citoyens-nnes réclament que le dernier mot, et pas l'objet final (demande d'indépendance), leur appartient : le parlement espagnol avec ses décisions nous a dit que le dernier mot n'était pas le nôtre, mais celui de Madrid. Ensuite, le droit de décider joue d'abord ce rôle clé de dépasser l’indépendantisme et de le placer dans le cadre de la souveraineté : nous sommes souverains, et si nous voulons être fédéral, confédéral ou une autre autonomie, il n'y a aucun problème. Bien sûr, nous devons décider de cela en Catalogne. C'est ce cadre mental qui est installé à ce moment-là et qui se poursuit jusqu'au référendum du premier octobre 2017.
Pendant ce temps, au niveau institutionnel, le droit de décider a été agrémenté de contenus divers. Parfois, il a été articulé à partir du parlement ou des partis politiques, et on lui a donné deux significations différentes : il a été articulé comme un synonyme du droit à l'autodétermination ou comme un synonyme de ce nouveau paradigme de la décision. Mais, au final, les gens savaient clairement qu'ils réclamaient un processus de décision. C'était le cadre mental installé depuis lors.

D'un autre côté, il y a les actions, au-delà des manifestations massives, qui marquent les différents jalons du processus. Les premières sont les consultations officieuses (2008-2011), où l’on recherche le droit de décider et une possibilité réelle (avec les urnes, etc.) pour que les gens puissent l'exercer. La deuxième étape est le processus participatif ou de consultation organisée par la Generalitat de Catalunya le 9 novembre 2014. D'ici viennent les imputations (Artur Mas, par exemple), etc. Et le troisième et dernier jalon, le référendum du premier octobre 2017. Nous ne pouvons pas parler de ce qui se passe en Catalogne si nous ne parlons pas de cet exercice et processus du droit de décider.





4.- Sur le bulletin de vote, la question suivante était posée : « Voleu que Catalunya sigui un stat independent en forma de republica ? ». On pouvait aussi lire sur le bulletin de vote : « Referéndum d'autodeterminació de Catalunya 2017 ». Pourquoi le bulletin souligne-t-il que c'est un référendum d'autodétermination ?
Ici, il y a deux éléments. Le premier est que, dans la dernière phase, il y a une recherche d'un cadre juridique qui protège légalement le référendum, nous devons nous rappeler que celui de l'année 2014 était un processus participatif. Mais dans le référendum du premier octobre dernier, il a été nécessaire d'adopter une loi au Parlament de Catalunya (loi référendaire), qui va à l'encontre de la légalité espagnole pour aller trouver de la protection au sein de la légalité internationale. Et nous devons nous rappeler qu'en droit international, le terme d'usage habituel et le concept assumé sont le droit à l'autodétermination. C'est la priorité pour articuler légalement le référendum, son lien légal, explicite.

D'un autre côté, ce sera toujours un référendum d'autodétermination lorsque vous vous déterminerez vous-même : cela peut se faire en vous légitimant par la conception classique internationale du droit à l'autodétermination, ou par le droit de décider. Mais ce référendum que vous légitimerez à travers le droit de décider peut aussi s'appeler le droit à l'autodétermination, parce que l'acte est le même. Le référendum est exactement le même dans l'un ou l'autre cas, mais il a un cadre de légitimation différent. Le cadre de légitimation explicite dans la loi s'est davantage orienté vers une conception classique du droit à l'autodétermination que ce qui avait été fait précédemment, précisément à cause de la nécessité de rechercher une protection juridique internationale, même si cela est discutable. C'était la priorité, et ne pas avoir à expliquer - en plus - exactement ce que le droit de décider consistait, une sorte de tâche laissée aux théoriciens, pas pour les politiciens. (bien que, sans aucun doute, avec une pertinence politique évidente).



5.- En Euskal Herria, nous sommes passés de la revendication du droit à l'autodétermination à la revendication du droit de décider. Il y a des voix qui disent que le droit de décider est une mise au rabais du droit à l'autodétermination qui nous correspond en tant que peuple.

Cette critique était très présente dans les premières années de la Plateforme pour le droit de décider en Catalogne. Ensuite, il acquiert une pertinence sociale et le débat est clos, en raison de l'importance de ce terme. Ma réponse est la suivante : premièrement, les deux droits pourraient être compatibles, l'un est basé sur l'explication de la raison pour laquelle une communauté est politique, en plus d’être une nation. Personnellement, au XXIème siècle, il me semble plus juste de reconnaître qu'il n'y a pas de communautés politiques de premier ou de second rang, et que ce n'est pas l'histoire qui facilite la revendication juste et légitime d'être un nouvel Etat. Je pense que cela ne signifie pas que nous devons renoncer à nous considérer comme des nations, parce que nous le sommes. Nous n'abandonnons pas là-dessus. Ce fait est très pertinent pour expliquer la demande de souveraineté, car aucune région n'essaiera de résoudre ses problèmes en cherchant à devenir un acteur international, parce que ses citoyens-nnes ne suivraient pas. Dans certaines communautés politiques, il existe une option socialement majoritaire et normalisée pour résoudre leurs problèmes politiques à travers un Etat. A quelles communautés politiques cela arrive-t-il ? A celles qui sont des nations. C'est une question empirique. Mais pour moi, il est réducteur d'un point de vue démocratique que nous ayons établi une liste de communautés qui peuvent devenir des Etats et d'autres qui ne le peuvent pas. Nous défendrions ce qui nie le droit de décider lui-même : que certains citoyens-nnes, parce qu'historiquement ils n'appartiennent pas à une communauté politique qui est une nation, ne puissent pas décider s'ils peuvent ou non être un Etat, ce qui rend cette possibilité illégitime. Cela comprendrait un trou noir que le droit de décider veut éviter. Il veut éviter que les cartes politiques internationales - même s'il s'agit de cartes politiques nationales de nations sans Etat - aient été préfixées depuis le XIXème siècle. C'est ce qui me fait personnellement préférer le droit de décider, en comprenant le lien évident avec le droit à l'autodétermination, comme une évolution de ce droit et comme un droit que s’élargit, parce que l'objet du droit n'est pas seulement une nation sans Etat, il peut aussi être autre. Par conséquent, ceux et celles qui sont des nations sans Etat sont des communautés politiques et des demos parce qu'ils ont décidé des choses par eux-mêmes. Il est vrai que les collectivités qui ne sont pas encore une nation ont un long chemin à parcourir pour que cette revendication puisse avoir une réalité sociale. Parce qu’il faut garder à l'esprit que la volonté de changement radical n'est pas inventée du jour au lendemain, un changement de régime qui suppose de devenir un nouvel Etat : avant d'essayer d'autres choses, aucune communauté politique ne tente probablement pas l’ex nuovo antérieur, avec tous les coûts de transition que cela implique.

6.- Il y a des voix qui disent que le processus catalan est encouragé et dirigé par la bourgeoisie catalane, et soulignent que l'indépendance de la Catalogne ne signifie pas que les classes populaires vivront mieux. Ces secteurs critiquent souvent le droit de décider pour dire qu’il ne faudrait pas seulement décider sur le droit de décider du peuple, mais sur toutes les questions qui l'affectent. Que répondriez-vous ?

Premièrement, je suis d'accord avec eux sur une chose : le droit de décider ne peut pas se situer de manière exclusive, dans la mesure où il s'agit d'un développement du principe démocratique, dans une décision unique, d'être indépendant ou non. Au contraire, ce que je dis, c'est que toutes les autres décisions doivent être incluses dans la prise de pouvoir des citoyens-nnes. Dans cette inclusion, il y a aussi celle d'une communauté politique qui veut être un Etat. Quand on parle de la souveraineté citoyenne avec le droit de décider, on parle aussi de processus constitutifs. Si le droit de décider est le noyau conceptuel qui développe une revendication collective, il faut affirmer ensuite que la formulation de ce nouvel Etat est faite dans des termes et des formes complètement différents de ce qui a été fait précédemment. Le droit de décider de la citoyenneté pour co-élaborer la constitution et les lois à venir doit être souligné : si ce n'était pas le cas, ce serait très critiquable. Pour moi, il est clair que ceux d'entre nous qui ont défini le droit de décider comme un nouveau paradigme ne l'ont jamais limité à un référendum d'autodétermination, mais le lient toujours à un processus d'autonomisation citoyenne qui se poursuit une fois la république en route.

En ce qui concerne qui dirige le processus, je crois que ce type de discussions est factuel ; vous pouvez avoir une opinion si ce terme est bon ou mauvais, mais quand nous parlons de qui dirige le proces, c'est le travail des chercheurs et des sociologues. Mon observation participante est que le leadership appartient aux citoyens-nnes, pas à l'élite politique ou à la haute bourgeoisie. Ceci est hautement démontrable et évident, au moins jusqu'à ce que les partis intègrent cette idée dans leur argumentaire politique, et après cela aussi. De 2006 à 2010, il n'y a aucun parti qui parle du droit de décider. On pourrait citer des détails des assemblées de la Plateforme pour le droit de décider, où des personnes qui sont venues au nom des partis pour suggérer quelles sortes de manifestations devaient être faites, et comment elles étaient complètement mises à part par ces assemblées.

A partir de 2010, le droit de décider est déjà dans les programmes électoraux de certains partis, y compris le PSC. Donc la question est un peu plus intéressante. De là, il serait nécessaire d'analyser qui met sur la table les éléments fondamentaux de la feuille de route que le mouvement souverainiste a suivi. D'où vient-elle, des partis ou d'Omnium (en 2010, lorsqu'elle organise la manifestation de réponse au jugement de la Cour constitutionnelle) et de l'ANC (2011, année de sa fondation) ? Si nous examinons la bibliothèque de journaux, nous pouvons apprécier un co-leadership institutionnel et social : certaines des idées clés telles que le référendum du premier octobre proviennent d'acteurs sociaux. L'ANC a, par exemple, organisé une consultation interne pour modifier la feuille de route institutionnelle. Lors des élections de 2015, les partis se sont présentés avec une feuille de route qui n'inclut pas le référendum. Alors, qui soulève cela ? En 2010, le co-leadership est évident. Donc, il n'y a pas de dirigisme, mais il y a une négociation entre la société civile organisée avec de grands acteurs (ANC et Omnium, qui auparavant n'avait pas ce rôle) et les partis politiques. Ceux qui disent le contraire, qu’ils viennent et démontrent l'inverse : où est la bourgeoisie qui amène maintenant ses grandes compagnies hors de la Catalogne, où était-elle quand on proposait ce qu'il fallait faire à chacune de ces phases ? Je n'ai jamais vu quelqu'un de La Caixa faire partie de l'ANC ou de l'Omnium ou de la plate-forme du droit de décider.

Donc, le problème est qu'il y a souvent un a-scientifisme, qui pense et analyse les réalités qui sont changeantes selon les préjugés idéologiques. C'est un problème de débat politique, qui substitue l'analyse scientifique à une série d'a prioris provenant d'idéologies qui se réfèrent davantage à des pseudo-religions qu'à des théories sur la réalité. D'un point de vue très classique de la gauche (mais avec des exceptions évidentes), tout mouvement de ce genre, sans faire une analyse de la réalité concrète, sera automatiquement classé comme un mouvement de la bourgeoisie pour couvrir la lutte des classes. Dans de nombreuses analyses à distance, il y a beaucoup de connaissances globales mais peu d'informations locales, et des espaces inconnus avec des principes généraux sont remplis, sans faire de descriptions spécifiques, mais avec des évaluations faites à partir d'hypothèses politiques pseudo-religieuses.


PROCESSUS INTERNATIONAUX
7.- Si nous regardons les processus récents d'émancipation nationale européenne, nous voyons que le droit de décider a eu peu d’importance politique en Ecosse et au Québec. Vous soulignez dans le livre que d'autres concepts plus attrayants ont eu de la force, comme celui de la souveraineté au Québec, ou l'idée forte de la devolution dans le cas écossais. En se concentrant sur la seconde, dans presque tous les textes, on fait appel à l'existence du peuple écossais et au principe selon lequel tous les peuples ont droit à l'autodétermination.

Le droit de décider a moins de place dans l'affaire écossaise, car du côté britannique, il y a toujours eu une certaine reconnaissance nationale, alors la reconnaissance que le Royaume-Uni formait une unité pouvait être liée à une période temporaire. Par conséquent, cet acte d'union pourrait être inversé, c'est-à-dire que les pouvoirs du Parlement écossais pourraient être rendus. En conclusion, dans chacun des cas, la revendication doit souligner ce que l'on entend par le principe le plus transversal de la légitimation, reconnu par les deux parties et par la société qui le propose. Je comprends que sans nier le principe démocratique (Salmond était celui qui a le plus utilisé le concept right to decide là-bas), cela n'a pas fonctionné, parce que l'Ecosse a ses propres éléments de légitimation de son processus de souveraineté.

Le cas catalan a été historiquement fait comme ceci, comme une revendication d'un processus de retour de quelque chose qui existait déjà. C'est ainsi que la Diada rappelle l'année 1714, où l’on perd historiquement les libertés institutionnelles de l'ère moderne (et même médiévale). Si l'Espagne avait reconnu que, à partir de 1714, la Catalogne appartient à l'Espagne, peut-être que les Catalans pourrions aussi revendiquer la devolution. Mais dans le contexte espagnol, ces éléments d’arguments que les Catalans avaient ne nous servaient pas, parce qu'ils n'ont pas de fonction transversale (et non parce qu'ils ne sont pas raisonnables ou justes).

Dans le cas du Québéc, l'idée de la souveraineté n'est pas si importante. En ayant clair que, dans le cadre canadien, il n'a pas été nécessaire de faire une revendication démocratique si soutenue, car comme cela vérifié plus tard avec la Cour constitutionnelle, il y avait un bouillon de culture et une société (canadienne) pouvant accueillir un référendum sans problèmes. Ensuite, l'idée a d'abord penché davantage pour que les décisions fondamentales ne soient pas prises par l'Etat fédéral canadien, mais par le Québec en tant qu’entité fédérale qui revendique la souveraineté. A l'heure actuelle, au vu de la relation que j'ai avec le Québec, j’ai le sentiment que les nouveaux éléments de mobilisation mettront l'accent sur l'idée du processus constitutionnel, et tous les citoyens-nnes doivent penser comment sera l'avenir du Québec. Pour cela, le moyen d'utiliser le droit de décider sera ouvert. Si nous examinons leurs principaux documents, vous vous rendez compte que le droit de choisir, en anglais, est souvent traduit par décision, mais aussi par autodétermination. La distinction n'est pas si évidente. D'un point de vue conceptuel, cela ne déplace pas beaucoup le droit à l'autodétermination classique. Donc, au Québec, ce nouveau paradigme n'est pas encore arrivé clairement. Je n'exclus pas que cela puisse arriver, parce que la souveraineté du Québec va jouer la carte de faire un processus constitutif à l’intérieur du Canada : et cela signifie l'habilitation des citoyens-nnes ainsi que le droit de décider de la citoyenneté.

8.- En mai 2016, vous avez publié un article dans le journal Ara où vous défendez que le droit de décider a été un axe fondamental de la mobilisation citoyenne en Catalogne, mais que maintenant « ara estem a les portes d’un nou capítol d’aquesta transició política que hauria de tenir un nou protagonista : el procés constituent ». Traditionnellement, la rédaction d'une constitution a été définie comme processus constituant. Au-delà, qu'est-ce qu'un processus constitutif ? Quelles sont ses principales caractéristiques et que signifie passer du droit de décider à un processus constitutif?

Je le formulerais d'une autre façon : l'incarnation du droit de décider au-delà du référendum d'autodétermination serait le processus constitutif. Autrement dit, nous n'abandonnons pas le droit de décider, mais plutôt que l'action ou l'acte d'expression de ce droit est le processus constitutif, et les protagonistes deviennent les actions elles-mêmes du processus constitutif.

Le processus constitutif a traditionnellement eu une définition très stricte, le processus de rédaction d'une constitution. La même chose se produit avec le droit de décider, au XXIème siècle il est nécessaire de donner de nouvelles nuances à ces termes parce qu'ils s'adaptent mieux à la réalité politique et à la pensée actuelle des gens. Ainsi, sans s'écarter de cette définition, les processus constitutifs que nous pouvons observer au XXIe siècle se caractérisent par une ouverture à la citoyenneté à différents moments. Ces processus ont eu lieu dans des Etats déjà existants, mais la clef du lien avec le droit de décider a été donnée : distinguer entre élaborer et rédiger la constitution. Faire un texte ne signifie pas faire la dernière version, avec un format classique, une série d'articles constitutionnels. Mais commencer à délibérer sur des questions telles que : ces articles, de quelles valeurs, de quelles discussions et de principes proviennent-ils ? Les projets antérieurs qui incluent les aspirations des citoyens-nnes doivent faire partie du processus constitutif, par conséquent, ils peuvent être initiés avant qu'il y ait une assemblée constituante, avant de commencer la rédaction des articles constitutionnels. Cela est lié au droit de décider, parce que vous faites en sorte que la citoyenneté, qui n'a jamais eu une participation massive à l'élaboration constitutionnelle, soit liée au droit de décider et à l'idée de la prise de pouvoir des citoyens-nnes.

9.- Quelles vertus et quels défauts voyez-vous dans les processus constitutifs européens et sud-américains, et quelles sont les leçons pour le processus constitutif catalan ? Sur quels processus constitutifs vous inspirez-vous pour le processus constitutif catalan ?
Nous pouvons nous inspirer d'autres processus constitutifs, qui ne doivent pas nécessairement être souverains, comme par exemple la Bolivie, l'Equateur, le Chili (toujours en cours), l'Irlande, l'Islande, l'Ecosse... Il y a des choses qui peuvent être copiées de ces processus, d'autres pas. Je reconnais qu'au niveau de ce qui est le contexte politique pour mener à bien ce processus politique, il peut y avoir quelques complications importantes d'entrée, puisque la Catalogne n'est pas un Etat, et ces exemples que je cite sont tous des Etats. Par conséquent, nous devons défendre le processus de souveraineté et, à son tour, donner la parole aux citoyens-nnes, et cela conditionnera la conception finale (comme cela s'est produit avec le référendum). Mais je crois que la volonté d'avoir un processus constitutif avec des phases, y compris la participation des citoyens-nnes et de la société civile, est incluse dans les articles de la loi de transition. On peut dire qu'il a le statut de loi au parlement catalan.


10.- «Nous savons tous que le processus que réalise la Catalogne est tout à fait unique, et s'il finit par devenir indépendant, il sera unique. Jamais auparavant un pays d'Europe de l'Ouest n'est devenu indépendant contre la volonté de l'Etat dont il faisait partie ». Quelles sont les caractéristiques fondamentales de ce processus ? La loi de transition catalane, quel type de processus constitutif profile-t-elle ?
Pour l'instant, il s'agit d'un processus unique, car il n'y a pas eu de processus d'indépendance dans le cadre des Etats occidentaux, produit en plus contre la volonté d’un Etat parent. Cela nous limite et nous conditionne et explique aussi les réactions de l'Etat. Je pense que ce processus constitutif sera nouveau puisque nous ne parlons pas d'une réforme partielle ou intégrale de la constitution, mais de recommencer à rédiger une constitution, sans avoir un texte préalable ou quelque chose à réformer. Dans tous les cas mentionnés, il y a un texte antérieur et des réformes y sont proposées. Dans notre cas, non. Il est donc plus logique pour les citoyens-nnes d'établir des lignes directrices, car cela implique la reconnaissance de leur rôle, et le droit de décider justifie tout cela. Puisque les brouillons sont vides au début, il est encore plus significatif que le processus soit pyramidal, où il y a une première phase où il est marqué quels éléments seraient soulignés.

Dans la première phase participative, le modèle chilien est intéressant car il pose des assemblées citoyennes décentralisées avec l'aide de personnes formées pour les dynamiser. Ensuite, les gens peuvent faire des rencontres locales autoconvoquées (ELA). Ce que les gens font en premier lieu, c'est de délibérer sur certaines questions de base qui leur sont posées. L'idée, c’est que ce soit facile et que ce soit une excuse pour pouvoir trouver un minimum de gens afin d'imaginer à quoi ressemblerait la république. Tant que c’est décentralisé, nous avons l'occasion de connecter les citoyens-nnes à ce processus. Ensuite, nous devons penser à une méthodologie de synthèse aussi précise que possible. D'emblée, l'idée que n'importe qui puisse télécharger une série de formulaires sur Internet et les envoyer, faire des assemblées avec des lignes directrices, je trouve cela très intéressant, et je pense que ça dépasse une certaine idée de la transversalité du point de départ : tout processus doit être transversal. Mais cette transversalité peut être générée à des moments différents : si vous considérez que dès le départ ça doit être transversal, vous trouverez beaucoup de difficultés car personne n'est transversal dans sa vie quotidienne. Nous évoluons tous avec des profils de personnes qui partagent des caractéristiques sociales.

Cependant, sur le plan pratique, cette idée peut également être réfutée. Ce qui a été observé au Chili, c'est que certaines homogénéités sociales dissimulent une grande transversalité politique. Pour donner un exemple : dans une famille, le père est conservateur et le fils progressiste ; ils font partie d'une rencontre locale, et il n'y a pas de transversalité apparente : mais cela ne signifie pas automatiquement l'homogénéité politique. Nous réussissons à mettre en route cette transversalité par une articulation qui doit être facile, un processus constitutif qui doit être facile et amical pour les gens, car nous avons tous d'autres choses à faire dans nos vies. Nous devons trouver des moyens pour que les gens puissent participer avec le minimum de coûts personnels possibles. Le modèle des ELA au Chili peut être source d'inspiration. Je l'espère.

11.- En ce qui concerne le débat sur les processus constitutifs, il y a une partie qui relie ce processus au sein de l'Etat espagnol et une autre qui le relie à la Catalogne ainsi qu’à la volonté du peuple catalan. Nous avons l'impression que, dans ce débat, une partie mêle l'idée de processus constitutif à celle de réforme constitutionnelle. Vous êtes d'accord ? Quels sont les avantages et les inconvénients d'avoir un référendum avant de procéder à un processus constitutif ? Et quels mécanismes mettre en place pour que le poids d'un processus de ce type retombe sur les gens ?

Il y a deux éléments pour définir un processus constitutif : l'un est la façon dont vous le comprenez, si vous comprenez qu'il est participatif à partir de la base ou non. Et puis, quel est le sujet du processus constitutif, à savoir l'Espagne ou la Catalogne. L'ensemble du mouvement social autour de la plate-forme Reinicia Catalunya a rassemblé tous les acteurs et la société civile qui avaient réfléchi à un processus constitutif participatif. Lorsque ce mouvement a proposé que la première phase devrait se dérouler avant le référendum, il tenait pour acquis que les gens ayant des idées différentes allaient être en mesure de participer ensemble sur un même sujet. Certains vont défendre que c’est possible en Espagne, d'autres vont défendre que c'est possible dans la république catalane. Nous avons défendu que c'était un moyen de préparer le référendum, qui n'a malheureusement pas été développé. La chose importante au départ est qu'elle soit comprise comme quelque chose de participatif et ensuite de voir quel est le sujet constitutif.

12.- Un processus constituant est-il possible pour changer un statut d'autonomie ? Et pour renouveler le statut foral ? Voyez-vous des conditions pour entreprendre un processus constitutif dans notre pays, ou avons-nous besoin d'une citoyenneté suffisamment active pour commencer ? Comment voyez-vous Euskal Herria aujourd'hui ? A votre avis, le parcours historique entrepris à EH a-t-il influencé la Catalogne ?

Un processus constituant dans les termes que j'ai mentionnés pourrait être considéré comme un moment de planification générale, de réflexion stratégique. Le lien avec la constitution me semble une idée du dix-neuvième siècle : la constitution et l'État ne sont « que » des boîtes à outils. Ce qui est significatif dans un processus n'est pas la forme finale de ce document, mais que beaucoup de gens puissent y participer et cela est fait dans des conditions qui ont des éléments fondamentaux d'une nouvelle étape. Par conséquent, un processus constitutif pourrait-il être possible sans proposer un cadre constitutionnel différent ? Sans aucun doute, parce que la conséquence d'un processus est de parler de quel est le cadre institutionnel qui développe le mieux cette réflexion sociale. Par conséquent, un processus constitutif, comme Jefferson l'a dit à propos des constitutions, devrait être fait par chaque génération, ayant la possibilité d'avoir des moments fondamentaux qui ne nous renvoient pas au XVIIIe ou au XIXe siècle. Socialement, nous devons être capables de nous regarder dans le miroir et voir où nous voulons aller, ce regard doit être partagé et il doit y avoir des garanties pour que ce ne soit pas exclusif à certaines élites, mais ouvert à l'ensemble des citoyens-nnes.

Donc, ce n'est pas nécessairement lié à un processus d'indépendance, mais à un processus de souveraineté : vous dites que la citoyenneté est souveraine pour définir quelles sont les règles du jeu. En ce sens, Euskadi, comme la Catalogne, est impliquée dans un processus de souveraineté depuis des années. Cette étape pourrait être un élément, ou un chapitre d'un processus de souveraineté que vous avez vécu pendant des décennies, voire des siècles.

La citoyenneté est-elle prête ? Plus que parler de préparée, je dirais plutôt est-elle prête à parler de l'avenir du pays, car si au final les conditions sont données, tout le monde a envie d’y participer. La question est de savoir s'il existe une fenêtre d'opportunité sociale qui permette à cette réflexion d'être vraiment efficace, de ne pas être un simple acte formel, et donc de garantir la participation effective des citoyens-nnes.
En passant, il faut souligner que dans la majorité des processus constitutifs examinés, la participation de la citoyenneté oscille entre 1 et 2%, il n'est donc pas nécessaire d'imaginer non plus de grands mouvements. Mais au niveau quantitatif, il y a plusieurs milliers de personnes, ce qui est très bien.

Par conséquent, la question est de savoir si Euskal Herria est en mesure de garantir politiquement que cette mobilisation impliquant un processus constitutif a ou puisse avoir une correspondance politique spécifique. Dans le cas de la Catalogne, c'est évident, parce que nous sommes dans un processus d'indépendance : nous considérons que cela est lié à la rédaction d'une constitution, par conséquent, le dernier élément est évident. En Euskal Herria, quel serait le résultat (quel type d'accord et de document) dans lequel ces aspirations et valeurs seraient incorporées ? Et quelles garanties peut-on donner pour qu'il y ait une traduction politique de la réflexion ? C'est la question. La réponse à cette question, plutôt que la citoyenneté, doit être donnée par les partis politiques et la société civile, du moins dès le départ. En général, quand dans un pays (c’est évident en Euskal Herria) il y a des niveaux suffisants de mobilisation et d'intérêt pour la politique et pour que 2% de la population puisse y prendre part, si vous faite un appel pour délibérer sur le pays avec des garanties que vous ne perdrez pas de temps, les gens s’activent : Euskal Herria a un trop-plein de capacité pour cela.
Jaume Lopez es profesor de Ciencias Políticas en la Universitat Pompeu Fabra y en el Institut Barcelona d’Estudis Internacionals (IBEI). Doctor en Ciencias Políticas (UPF) y Máster en Filosofía de las Ciencias Sociales por la London School of Economics and Political Science. Sus campos de estudio son la innovación democrática, la acción colectiva, el derecho a decidir y los procesos constituyentes, y la epistemología de las ciencias sociales.